Un nouvel aspect de la symbolique de l'émission du millénaire de Rome sous Philippe l'Arabe.

Eric Lesueur, avec la collaboration de Frédéric Weber

Les jeux séculaires ont été célébrés à de nombreuses reprises et bien souvent ont été l'objet d'émissions monétaires. Auguste, Domitien et Septime Sévère les célébrèrent en utilisant le siècle étrusque qui avait la particularité de compter 110 années. Claude, Antonin le pieux, puis Philippe célébrèrent respectivement les 800 e , 900 e et le millénaire de Rome qui fait l'objet de cet article. Au cours de cet article, nous tenterons de faire le point sur les hypothèses concernant la symbolique des revers utilisés.

Antoninien de Philippe 1er (Collection Frédéric Weber)

Les monnaies de la 9ème émission entourant une représentation de la Rome éternelle

 

Nous ne reviendrons pas sur les détails du règne de l'empereur Philippe 1er, vous trouverez des notices bibliographiques très détaillées et complète sur les excellents sites mentionnés dans la partie liens. Nous nous appuyons sur le travail et la classification de Jérôme Mairat (Philippe 1er une tentative dynastique / Rome VI / Compagnie Générale de Bourse / Paris 2000) : http://www.cgb.fr/monnaies/rome/r06/index.html

Cette émission, la 9ème de l'atelier de Rome, débute en 248 certainement en avril, une fois les mille années révolues (le 21 avril). Notons que le RIC considère lui cette émission comme étant la 5 e de l'atelier de Rome, débutant le 21 avril 247.

Pour cette émission les six officines en activité ont frappé des monnaies ayant toutes la même légende de revers SAECVLARES AVGG (saeculares augustorum /Les jeux séculaires des Augustes) avec pour chaque officine la représentation d'un animal différent et en exergue le numéro de l'officine en chiffres romains.

1ère officine/ le lion / Philippe 1er (Collection Frédéric Weber)

 

2ème officine/ la louve romaine allaitant Remus et Romulus / Philippe 1er (Collection Frédéric Weber)

 

3ème officine/ le Bouc / Philippe II (Collection Frédéric Weber)

 

4ème officine/ l'hippopotame / Otacilie (Collection Frédéric Weber)

 

5ème officine / le cerf / Philippe 1er (Collection Frédéric Weber)

 

6ème officine / l'antilope / Philippe 1er (Collection Frédéric Weber)

 

Ces monnaies ont été frappées au nom de Philippe 1er, de Philippe II son fils qu'il avait élevé au titre d'Auguste en mai 247 et d'Otacilie, épouse de Philippe 1er. Elles existent en argent (antoniniens) et en bronze (sesterces, sans marque d'officine).

L'interprétation des revers

L'interprétation des revers de cette émission est à mettre en relation avec les textes anciens : http://penelope.uchicago.edu/Thayer/E/Roman/Texts/Historia_Augusta/Gordiani_tres*.html

Les témoignages de l'Histoire Auguste ainsi que d 'autres sources anciennes (Aurélius Victor, Eutrope, Saint Jérôme) montrent que les fêtes du millénaire furent marquées par des jeux où furent exhibés dans les rues et dans l'arène les animaux qui avaient été rassemblés Sous Gordien III, en prévision de son triomphe sur les Perses. Triomphe que Gordien III n'eut pas le loisir de fêter car il mourut au début de 244. ( selon la version P erses: d'une blessure infligée au combat, ou victime des ambitions de Philippe alors préfet du prétoire, d'après les sources romaines.)

L'histoire Auguste donne une liste des animaux exhibés à cette occasion. O n y retrouve le lion, le cerf et l'hippopotame qui figurent sur les monnaies de cette émission .

L'explication la plus communément admise est que nous sommes en présence d'une émission monétaire destinée à véhiculer dans l'empire l'image de l' un des aspects grandiose de ces festivités. Cette interprétation, conforme aux textes, est parfaitement valable. Elle offre une vision saisissante de réalisme des distractions offertes au peuple lors de cette grande occasion.

Ce type d'émission monétaire se trouve aussi fréquemment pour célébrer le triomphe des empereurs au retour de leurs campagnes militaires

Voir par exemple le denier de Caracalla ci-dessous :

Denier de Caracalla, (Collection Frédéric Weber)

 

Cependant nous devons constater que parmi ces monnaies, celle de la deuxième officine diffère des autres. En effet, le thème choisi : la louve romaine fait directement référence au mythe fondateur de la ville, tandis que les autres émissions montrent des animaux . Nous n'avons donc plus une émission purement descriptive des jeux mais aussi comportant une symbolique. Nous pouvons toutefois émettre l'idée que, lors des défilés, un char ait porté cette représentation (statue) voir même, que la scène ait été reconstituée grandeur nature avec une vraie louve dressée et des nourrissons.

L'aspect symbolique de cette représentation, à la source du mythe fondateur de la Ville, nous amène à nous interroger sur la portée des autres revers présent lors de cette émission car, l 'aspect symbolique des revers étant une constante dans le monnayage de Rome depuis la république, il serait étonnant que les animaux illustrés sur ces monnaies aient été choisis au hasard.

Les animaux sont souvent représentés sur les monnaies romaines, que ça soit comme symbole de force (lion), d'éternité ou de longévité (éléphant, cerf) ou comme symbole d'une divinité : le lion, la chèvre ou l'aigle pour Jupiter (présent notamment sur les monnaies de consécration) , le serpent de Salus, la biche de Diane etc.

Cette interprétation symbolique des revers de la 9ème émission semble parfaitement logique dans le contexte. La monnaie est le vecteur principal de la propagande impériale il n'y a rien d'étonnant à ce que, pour exalter la puissance et les vertus de Rome et de l'empereur, on ai choisi des animaux représentatif de ces qualités.

Cette hypothèse nous donnerais la symbolique suivante :

Le lion = Jupiter = l'empereur

La louve romaine = Rome éternelle

Le cerf = la longévité du règne

Pour les trois autres revers, la symbolique est plus obscure.

Nous pouvons toutefois émettre quelques hypothèses :

L'hippopotame = la fécondité Cet animal était dans l'antiquité tardive égyptienne encore assimilé à la femme enceinte et à la fécondité (déesse Thoueris). Cette valeur symbolique a peut être survécu jusqu'au 3ème siècle par le biais du culte d'Isis importé d'orient et répandu à Rome ? Cette hypothèse est intéressante car c'est le portrait de l'impératrice qui est associé à ce revers.

Enfin nous n'épiloguerons davantage sur les rapports entre le bouc et Philippe II, l'ardeur au combat ? Voir une autre ardeur bien éloignée des champs de bataille symbolisant l'aspiration dynastique ? (Voir Rome II C.G.B. Paris 1996 p30 n° 207 où l'animal représenté ne laisse aucun doute sur sa qualité de mâle).

En revanche, l'association chèvre= Jupiter est plus explicite car c'est une chèvre, Amalthée, qui nourrit Jupiter dans son enfance. La chèvre associée à Philippe II pourrait ainsi faire référence à l'enfance de Jupiter, et par la même à Philippe devenant un jeune empereur. Il est donc possible qu'il s'agisse d'une chèvre et non d'un bouc comme l'on considéré quelques auteurs (*). (*)L'identification de l'animal représenté sur ce revers a fait l'objet de débats récents (Animal Reverses of Gallienus and Phillip II , John Twente, 2002)

D'ailleurs, quelques années plus tard, la représentation de Jupiter assis sur le dos de la chèvre Amalthée sera l'un des revers principaux du jeune Valérien II, fils de Gallien.

Valérien II Trèves 257/258 coll. perso

Pour ce qui est de l'antilope nous n'avons pas trouvé de symbolique particulière.

La symbolique des animaux (réels ou fictifs) associés à la protection d' une divinité sera reprise quelques années plus tard par l'empereur Gallien dans l'émission dite du bestiaire.

Ces interprétations symboliques des revers ne vont pas à l'encontre de celles employées par les empereurs précédents. Sa faiblesse est de ne pas s'appliquer à l'ensemble de la série monétaire.

Nous pouvons envisager alors une autre interprétation symbolique qui ne va pas à l'encontre du contexte historique ni des interprétations précédentes.

Les fêtes du millénaire sont l'occasion rêvée de redorer le blason d'un empire qui est malmené de toutes parts. Les « barbares » se bousculent déjà aux portes du monde romain. Philippe à acheté la paix avec les Perses au prix de quelques terres et d'un honteux tribut annuel, les Carpes et les Quades ont dévasté la Dacie avant d'être repoussé en 245, des troubles éclatent continuellement sur les frontières du nord et de l'est.

Il faut alors entretenir l'illusion que le monde romain est toujours aussi puissant, qu'il est toujours le centre du monde.

Le choix des animaux représentés est il en rapport avec cette idée d'universalité ?

Les animaux ont déjà été utilisé pour représenter des provinces sur les monnaies depuis toujours, le lion, le scorpion, l'éléphant pour désigner l'Afrique , le crocodile pour l'Égypte en sont des exemples.

Pour représenter l'étendue du monde romain de l'époque par ses provinces au moyen d'animaux il aurait fallu disposer d'une vraie ménagerie ! Et les six officine de Rome n'y aurait pas suffi.

Géographiquement le monde romain se présente comme un rectangle ayant la méditerranée en son centre. Il peut être subdivisé en plusieurs sous-ensembles cohérents

L'Italie entouré par :

1. Le « vieux monde romain » les provinces de l'ouest et du nord ouest romanisée de longue date.

2. Les provinces Balkaniques au nord-est (Dacie, Pannonies etc.)

3. Le Proche-Orient à l'est (Syrie, Arabie, Mésopotamie)

4. L'Afrique « de l'est » ( Égypte , Libye )

5. L'Afrique « de l'ouest » ( zone saharienne et côtière)

 

Partant de là étudions les animaux représentés :

La gravure des coins est sensiblement la même sur tous les exemplaire consultés . Les graveurs ont donc cherché à reproduire un animal précis et non pas l'idée de l'animal car pour un même genre il peut y avoir de grandes variations en fonction des espèces et donc de leur origine géographique.

Rassemblées à l'origine pour le triomphe de Gordien III ces animaux devaient logiquement être originaires ou représenter cette région.

Le lion était répandu sous l'antiquité en Afrique et au Moyen-orient.

La chèvre, animal commun, domestiqué de longue date, était présent partout et sous sa forme sauvage (chèvre Angora) se trouvait notamment dans les régions montagneuses du nord-est (Turquie d'Asie ).

L'hippopotame : maintenant cantonné aux régions humides d'Afrique centrale, était répandu à l'époque jusqu'à l'embouchure du Nil

Le cerf : cet animal était répandu partout mais avec des variation notable au niveau de la taille et des bois. L'animal représenté sur les monnaies a des bois garnis de nombreux andouillers et est conforme à l'espèce européenne vivant généralement dans les régions boisées.

L'antilope : Comme le précédent , était répandu sous des formes diverses en Afrique en Asie et même en Europe du nord (le chamois) . Les longues cornes légèrement spiralées et arquées vers l'arrière font penser à une espèce Africaine (coudou, oryx ?).

Comme nous pouvons le voir ces animaux ne sont pas typiquement « persiques »

Nous pouvons dès lors envisager la symbolique suivante en fonction de l'origine géographique des animaux :

Le lion : le moyen orient, l'Arabie (terre natale de l'empereur)

La chèvre : les régions balkaniques

L'hippopotame : l'Égypte

Le cerf : les provinces du nord-ouest

L'antilope : l'Afrique sub-saharienne

Ces cinq animaux étant associés à la Louve symbole de Rome et de l'Italie.

L'histoire auguste et les autres sources anciennes ne donne pas les détails des festivités.

Nous pouvons imaginer qu'un défilé ai rassemblé des délégations « des 5 coins de l'empire » venues à Rome pour célébrer l'évènement, chacune accompagnée d'animaux représentatifs de ces régions. Une manière de triomphe de Rome sur le reste du monde. Ou envisager que ces revers nous montrent que les animaux rassemblés pour l'occasion provenaient de l'ensemble du monde romain.

Et par la suite ce cortège triomphal se rendant au temple de Roma pour y faire les dévotions et sacrifices.

Le Temple de Rome sera d'ailleurs représenté sur les monnaies de l'émission suivante (249).

SAECVLVM NOVUM Le temple de Rome (coll. Perso)

 

Comme l' utilisation d'animaux pour représenter l'espace géographique avait déjà été utilisé par le passé mais à une échelle moindre par exemple le denier d'Hadrien en lien ci-dessous . Au revers, l'Afrique combine deux animaux : l'éléphant et le scorpion.

Classical Numismatic Group

L'Afrique couchée à gauche, coifée d'une tête d'éléphant,

tenant un scorpion et une corne d'abondance, un modius à ses pieds.

 

Et vu l 'état de l'empire romain à cette époque, la nécessité de renforcer l'idée de son pouvoir et de sa suprématie sur le monde par le biais des monnaies auprès des habitants de l'empire, ne peut être négligée .

Ces hypothèses restent toutefois de simples constructions intellectuelles , les sources ne permettant pas d'être affirmatif. La dernière lecture des revers proposée offre cependant l'avantage de rendre la 9ème émission homogène sur le plan symbolique sans toutefois remettre en cause les autres lectures.

Une des raisons qui nous a amené à s 'interroger sur la portée symbolique des revers de cette émission à été le choix des animaux représentés et la portée de ces images.

Ces animaux peuvent n'être tout simplement que les acteurs de grandes chasses reconstituées dans l'arène. Explication purement descriptive, dont la signification était évidente pour les romains d'Italie, mais devait échapper en grande partie aux populations des autres régions de l'empire.

Pourquoi utiliser des animaux peu représentatifs de puissance pour montrer la grandeur de Rome ?

L 'histoire Auguste cite des animaux beaucoup plus spectaculaires (tigres, panthères, hyènes) ou plus exotiques (rhinocéros , girafes ) par exemple, qui auraient été plus judicieux pour suggérer la munificence des jeux et frapper les esprits ?

Ces monnaies ont été largement diffusée dans l'empire, pourquoi se priver d'un message de propagande à grande échelle ?

L'explication : « Rome fait des jeux magnifique = Rome est puissante » semble un peu réductrice.

Un vecteur important de diffusion de ces monnaies dans les régions reculées de l'empire à été la solde des légions, celles ci sont constituées à cette époque en majorité de soldats non romains souvent issus des régions troublées de l'empire. Le fait de voir aux revers des monnaies de Rome un animal familier, de chez eux, pouvait peut être signifier : ma terre d'origine fait partie de l'empire.

Ce message fédérateur ne semble pas illogique en cette période troublée où la fidélité vas au plus offrant et où les menaces extérieures se font de plus en plus pressantes. La 10ème émission l'année suivante fera d'ailleurs directement référence à la fidélité des armées.

Cette 10ème émission présente également une monnaie intéressante car liée au célébrations du millénaire et représentant un autre animal : l'éléphant accompagné de la légende AETERNITAS AVGG L'éternité des augustes .

AETERNITAS AVGG éléphant avec son cornac (Collection Frédéric Weber)

 

Nous devons d'abord noter que c'est la seule à porter un tel revers pour cette émission. S'il s'agit de montrer uniquement un animal ayant participé aux fêtes sa place dans cette émission peut surprendre.

Ce revers aurait été plus parlant dans la 9 ème émission à la place de la louve, celle-ci ayant tout aussi bien sa place au niveau symbolique dans la 10 ème émission avec le temple de Rome ou la monnaie figurant le cippe dressé pour célébrer les consulats de l'empereur et de son fils pendant les cérémonies du millénaire.

SAECVLARES AVGG Philippe 1 er 10 ème émission 5 ème officine ( coll. Perso )

 

Pourquoi avoir ainsi isolé l'éléphant ?

La légende fait directement référence à la notion d'éternité dont l'éléphant est un symbole fort. Il s'agit d'un message clair: l'empire est éternel qui fait écho au revers représentant Rome avec la légende ROMAE AETERNAE des émissions précédentes.

Pouvons nous appliquer la lecture « géographique » à ce revers ?

L'éléphant est traditionnellement utilisé pour représenter l'Afrique, une telle lecture semble ici impossible. L'éléphant c'est aussi dans l'histoire romaine le symbole des guerres contre les carthaginois. Une référence à Hannibal est ici déplacée. Nous n'avons donc pas de lecture « géographique » à proprement parler.

Cependant les éléphants ont continués à être utilisés bien après les guerres Puniques comme « force de frappe » par certaines armées notamment: les perses.

L'histoire Auguste précise qu'à l'époque des jeux il y avait à Rome 32 éléphants, 12 envoyés par Gordien III et 10 par Alexandre Sévère. Les 10 autres venaient ils de Perse apportés par Philippe?)

Avons nous ici une allusion à la « victoire » des armées romaines sur les perses ?

Bien que la paix avec la Perse se soit conclue par la signature d'un traité infamant pour Rome, le choix de ce revers peut être vu comme un avertissement envoyé aux usurpateurs qui apparaissent dans l'empire comme Pacatien en Moesie. Cet empereur éphémère usera du même type de propagande en frappant des monnaies au revers représentant Rome avec la légende Rome éternelle an mille un. Utilisant ainsi la symbolique de son adversaire à son profit.

 

Éric Lesueur / avec la collaboration de Frédéric Weber

Novembre 2005


catalogue des monnaies de l'empire romain